mardi 15 août 2006

Le film historique

Le film historique, à l’instar de tout type de film, entretient un triple rapport avec l’histoire. Tout d’abord, il s'inscrit dans une histoire du cinéma et dans une histoire sociale précises, qui expriment des codes esthétiques inhérents à son époque de production, et relate des faits fictifs ou réels dont le traitement est spécifique aux choix du cinéaste et de son équipe. Peu importe son statut ou son genre cinématographique, un film, une fois tourné, monté et projeté, appartient déjà à une réalité passée. Il pénètre dans le champ de l’histoire. Selon Paul Veyne, « Le champ historique est complètement indéterminé, à une exception près : il faut que tout ce qui s'y trouve ait réellement eu lieu. Bref, pour la connaissance historique, il suffit qu'un événement ait eu lieu pour qu'il soit bon à savoir »[1]. L’histoire est aussi bien une dynamique qu’un processus qui compte en son sein la totalité des phénomènes (achevés ou continus) qui se sont produits dans le temps humain. Tout film est donc par extension une « histoire ». Une histoire née des vicissitudes liées à son élaboration, à sa réception critique, et enfin à sa postérité. Chaque film constitue ainsi en lui-même une réalité historique à part entière.
Un film écrit deuxièmement l'histoire même lorsqu’il ne propose pas de discours directement historique. L’œuvre cinématographique produit des images, des valeurs, des concepts, qui énoncent des problématiques présentistes. Tout film est donc un vecteur d'historicité et sa perception par les historiens dépend éminemment du temps auquel ceux-ci appartiennent. Il est évident que l’on ne peut faire une même analyse d’une œuvre lors de sa première projection publique et plusieurs décennies après sa sortie en salle.
L’œuvre cinématographique, au même titre que toute création artistique, participe troisièmement à l’émergence de nouveaux référents sociaux, et contribuent donc à l’élaboration de l’histoire.
Une fois ces distinctions établies, on peut tenter de définir le film historique en nous interrogeant sur les modes d’historicisation, ainsi que sur le caractère narratif et véridique de l’objet de cette étude.

Les modalités d’historicisation du récit
Pour les historiens du cinéma, un film d’histoire est une œuvre qui met en scène le passé. Cette définition ne satisfait cependant pas les spécialistes les plus exigeants. Selon Robert Rosenstone :
« Pour être un film historique et non un film en costume d'époque utilisant le passé comme cadre exotique ou dépaysant, un film doit d'une manière ou d'une autre soulever les questions, les idées, les données et les débats du discours historique de son temps »[2]. Pour notre part, le film historique doit également proposer, outre une mise en équation pertinente du présent, une reconstitution du passé rigoureuse. La représentation historique ne doit pas seulement restée un prétexte pour interroger l’actualité. Elle doit également proposer un point de vue sur l’époque et le sujet qu’elle aborde.
Un film d'histoire détient plusieurs niveaux d’historicité. Précisons tout d’abord que, pour nous, l’historicité est l’ensemble des « marques » historiques du film. nous pouvons envisager cette notion d’historicité dans une conception plus ample, en la faisant correspondre au caractère par lequel nous pouvons prendre conscience de la spécificité historique d’un événement. Dès lors, elle ne serait pas seulement ce qui est véridique, mais avant tout ce qui correspond à un fait historique.
Le premier niveau coïncide aux mises en situation fictives du film qui sont déterminées par des phénomènes historiques réels, tandis que le second est directement lié à "l’historicisation" du film, c’est à dire "la mise en histoire du présent". En outre, ces deux niveaux deviennent effectifs dans un film historique grâce au langage cinématographique qui permet au spectateur d’accéder à un certain échelon d’intelligibilité, lui accordant la possibilité de comprendre l’historicité de l’œuvre.
Jacques Rancière émet une hypothèse :
« Le cinéma a un rapport intrinsèque avec une certaine idée de l'histoire et avec l'historicité des arts qui lui est liée ». L’auteur cite Godard, pour qui le cinéma est un « mystère », c’est à dire « le tracé et la sacralisation d'un geste de l'homme qui dessine une idée de la communauté humaine »[3]. Pour le philosophe, c’est à l’intérieur même de ce mystère que se formule une certaine « historicité de l’homme », fomentée par les procédés artistiques du cinéma. Ainsi, « Le cinéma appartient à une certaine historicité et son histoire appartient à l'histoire de cette historicité. À l'histoire que cette historicité détermine et au destin qu'elle y subit elle-même »[4].
Le film historique pose ainsi plusieurs interrogations à l’historiens. Par exemple, concernant
1900 de Bernardo Bertolucci, quelles sont les particularités du contexte socio-politique dans lequel est né le film ? Le réalisateur émet une série d’interprétations politiques de l’histoire, influencée par le « compromis historique », qu’il transpose dans un espace microcosmique fictionnel. Par ailleurs, comment le présent dont parle le cinéaste est-il retranscrit dans le passé, et comment ce dernier exprime-t-il le « compromis historique », et de quelle manière la bourgeoisie et le prolétariat s’agencent-ils dans le système idéologique de 1900 ? Ces questions, qui abordent la nature politique et les modes de représentation du film historique, sont indispensables pour définir les caractéristiques de ce dernier. Elles permettent de considérer plus précisément le vecteur par lequel le langage cinématographique transpose le temps historique, c’est à dire d’examiner les liens unissant l’historicité et le récit filmique.

Le caractère historique de la fiction
Le langage cinématographique s’inscrit dans la conscience des spectateurs, qui réactualisent, dans le présent de leur réception, l’histoire qui leur est racontée. La compréhension des vecteurs d’historicité du film historique dépend donc d’une multiplicité d’éléments « infra » et « extra » filmiques.
La narration est selon Krzysztof Pomian le principal lieu d’ouverture historique pour le destinataire de l’œuvre :
« Toute narration historique, comporte en effet des éléments, signes ou formules, censés conduire le lecteur en dehors de son texte même (…). Ce sont ces signes et ces formules que nous désignons du nom de marques d'historicité. Elles peuvent être indissolublement intégrées au texte même d'une narration »[5]. Pour Christian Delage, ces « marques d'historicité » mentionnées par Pomian paraissent particulièrement visibles dans la structure même du récit cinématographique, d'autant plus qu'elles en conditionnent sa réception : « Qu'elle soit voulue ou non, une place nous est toujours attribuée, en tant que spectateur, pour simultanément « entrer » dans la narration proposée et en « sortir » par la distance critique »[6].
Par exemple, l’histoire de 1900 est contenue en majeure partie dans un immense flash-back rythmé par de nombreuses ellipses. Ces divers sauts temporels permettent donc au cinéaste de traiter en 320 minutes près d’un demi-siècle d’histoire de l’Emilie.
Paul Ricœur avance une hypothèse fondamentale. Selon lui,
« Les événements racontés dans un récit de fiction sont des faits passés pour la voix narrative que nous pouvons tenir ici pour identique à l'auteur impliqué, c'est-à-dire à un déguisement fictif de l'auteur réel. Une voix parle qui raconte ce qui, pour elle, a eu lieu. Entrer en lecture, c'est inclure dans le pacte entre le lecteur et l'auteur la croyance que les événements rapportés par la voix narrative appartiennent au passé de cette voix. Si cette hypothèse tient, on peut dire que la fiction est quasi historique, tout autant que l'histoire est quasi fictive. Le récit de fiction est quasi historique dans la mesure où les événements irréels qu'ils rapportent sont des faits passés pour la voix narrative qui s'adresse aux lecteurs ; c'est ainsi qu'ils ressemblent à des éléments passés et que la fiction ressemble à l'histoire »[7].
Ainsi, le film historique, de part sa structure narrative, met en forme la temporalité de l’histoire et propose plusieurs niveaux de « lecture », qui déterminent sa perception idéologique, dont les perspectives sont réactualisables en fonction de chaque époque de visionnage.

La véridicité de la fiction historique
Bon nombre de réalisateurs pensent que le film historique est impossible car le cinéma ne se conjugue qu’au « présent ». Mais il est tout à fait possible d’appliquer cette remarque à l’écriture historienne. Selon Henri-Irénée Marrou[8], la réalité historique procède de la synthèse entre le passé que veut reconstruire l’historien, et le présent dans lequel celui-ci tente de récupérer ce passé[9]. De ce fait, le cinéma, pas plus que l’écriture historique, ne paraît inapproprié pour relater des événements ou des phénomènes révolus.
De ce fait, quelle est la valeur historique du film d’histoire ? Aucune réponse n’est envisageable sans tenir compte préalablement de trois évidences. Tout d’abord, l’histoire écrite n’est qu’une retranscription possible du passé, et les vérités établies sont des sursis en attente d’autres découvertes. L’historien ne cherche pas à énoncer des dogmes. Il souhaite seulement convaincre ses lecteurs que son histoire est plausible. Pourtant, si son discours historique parait plus crédible que celui du cinéaste, l’historien est rarement le plus écouté des deux. Ensuite, l’histoire est un genre littéraire à part entière : un travail d’historien et un film historique ont en commun d’être des récits narratifs. Le premier répond à des procédés et des normes universitaires ; le second s’inscrit dans un système de production cinématographique. Leur fonction est cependant de raconter une histoire dont la configuration dépend de sa mise en intrigue. Enfin, une vérité historique résulte des valeurs culturelles, des questionnements et des besoins de la société qui l’énonce. L’écriture historique et littéraire ne sont pas irréductiblement opposées, puisqu’il ne peut subsister de récit fictif absolu ni de récit historique pouvant se dispenser de toute formulation littéraire, aussi « scientifique » soit-il.
Dans un film historique, le réalisateur imite la démarche de l’historien, en décrivant les agissements des protagonistes à l’intérieur d’une trame événementielle. Toutefois, les différences entre un film et une étude historiques sont nombreuses. Prenons l’exemple du caractère fictif du film. Le cinéaste peut inventer, contrairement à l’historien, des personnages qui n’ont pas existé véritablement. Cependant, si leur existence n’est pas historiquement incohérente, les personnages restent plausibles et peuvent donc pénétrer fictivement dans le champ de l’histoire, afin d’éclairer les perspectives et les problématiques abordées dans l’œuvre.
Le réalisateur s’accorde en conséquence un privilège qu’un historien ne peut se permettre : il réinvente l’histoire en lui offrant de nouvelles potentialités idéologiques. Le caractère imaginaire et vraisemblable de son œuvre lui permet donc de se libérer du réel tout en agençant de nouvelles possibilités d’interprétation du passé. Le caractère simplificateur des éléments fictifs du film est nécessaire pour appréhender la complexité du réel.
La fictionnalisation ouvre des champs d’investigation inédits et ne représente nullement une entrave. Par exemple, l’un des intérets historiographique de
Salò ou les 120 jours de Sodome de Pasolini tient dans l’emploi volontaire de l’anachronisme. Lors d’une discussion, les personnages citent des auteurs postérieurs aux événements historiques évoqués dans le film, tels que Roland Barthes et Pierre Klossowski. Pasolini, s’est inspiré de leurs travaux pour interpréter l’ouvrage de Sade. Il n’hésite donc pas à les faire apparaître clairement dans les dialogues. Ce procédé rappelle combien l’écriture historique est également anachronique, puisqu’elle se formule à partir de réflexions et de formulations qui reflètent l’époque à laquelle l’historien appartient.
Toute reconstruction est discutable, et comporte toujours une part d’hérésie. Les interprétations cinématographiques de l’histoire présentent des lectures possibles du passé. Celles-ci nous rappellent que la vérité historique est intertextuelle : elle s’inscrit, comme l’énonce Roger Chartier
[10], entre les lignes de la fiction et de l’histoire.

Aurélien Portelli
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[1] Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire, Paris, Editions du Seuil, Points Histoire, 1996, 438 p.
[2] Robert A. ROSENSTONE, « Like Writing History with Lighting : Film historique/Vérité historique », in Vingtième siècle, n° 46, Presses de Sciences Po, avril-juin 1995, 210 p., pp.162-175.
[3] Jacques RANCIERE, « L'historicité du cinéma », in De l’histoire au cinéma, Bruxelles, Editions Complexes, IHTP / CNRS, 1998, 223 p., pp. 45-60.
[4] Jacques RANCIERE, « L'historicité du cinéma », op.cit.
[5] Christian DELAGE, « Cinéma, Histoire la réappropriation des récits », in Vertigo, Le cinéma Face à l’Histoire, n°16, 190 p., pp. 13-23.
[6] Christian DELAGE, « Cinéma, Histoire la réappropriation des récits », op. cit.
[7] Paul RICOEUR, Temps et récit, « 3. le temps raconté », Paris, Seuil, Points Essais, 1985, 533 p. (cf. « l’historicisation de la fiction », p. 342).
[8] Henri-Irénée MARROU, De la connaissance historique, Paris, Editions du Seuil, Points Histoire, 1954, 318 p.).
[9] L’auteur en donne d’ailleurs une équation : h = P/p.
[10] Roger CHARTIER, « La vérité entre fiction et histoire », in De l’histoire au cinéma, Editions Complexes, 1998, pp. 29-44.

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